" Ton image me hante, je te parle tout bas
Et j'ai le mal d'amour, et j'ai le mal de toi "
Barbara
Le type qui a inventé skype
avait-il conscience de l'immense connerie qu'il était en train de faire ?
Avait-il conscience qu'on n'a pas le droit, d'offrir de l'illusion comme
ça, gratuitement et sans limite ?
c'est injuste, c'est le seul mot qui me vient, c'est injuste d'avoir son visage juste là, il suffirait
d'étendre la main...
Il y là sa voix et son sourire, ses intonations et ses prunelles sombres, il est là et
il y a entre nous un vide qui n'existait pas il y a vingt ans de cela,
un vide indescriptible. Un vide que les amants ne connaissaient pas avant et qu'ils n'auraient voulu connaitre pour rien au monde je crois. On nous fait croire que c'est une grande révolution, voir et entendre les gens en direct même quand ils sont à plus de 1500 km, mais en réalité c'est l'une des plus grosses aberrations du siècle. Pourquoi faire semblant que la distance n'existe pas ? Pourquoi est-ce qu'on se ment comme ça ?
Ce vide c'est que je peux poser mon doigt sur ses lèvres et qu'il ne
sentira rien.
C'est cruel, je ne sais pas le dire autrement.
Un écran c'est rien, deux centimètres d'épaisseur à peine, deux
centimètres d'électronique et de plastique, et derrière, le mur, et
derrière, la ville, et derrière la route.
Dans les deux centimètres de l'écran il y a toute la distance.
C'est un mensonge cruel.
Tu crois qu'il est là, parce qu'il te sourit et parce qu'il te raconte
la neige qui tombe sans cesse là bas ? Mais tu te trompes, on te fait
croire qu'il est proche mais il n'a jamais été aussi loin.
Je voudrais qu'on n'ait jamais inventé skype, jamais.
C'est une illusion violente, c'est toute la douleur, c'est toute la
distance, qui te revient dans la gueule, c'est tout rien de plus.
J'ai essayé de faire diversion. J'ai souri stupidement à l'œil noir
sans paupière de la webcam qui m'angoisse. J'ai raconté beaucoup de bêtises en parlant trop vite et trop fort.
J'ai fait la terroriste avec mon keffieh, je lui ai montré ma chambre,
mes cactus, je lui ai lu du La fontaine, j'ai fait des ombres
chinoises sur mon mur blanc.
On a fait des grimaces, il a fait bouger ses oreilles, et je
m'enthousiasmais pour rien comme une gamine qu'on emmène à la fête
foraine.
Les mecs de pulp fiction avec leurs pétards sur mon écran l'ont fait
rire, et je me suis moquée de ses draps vert pomme.
J'ai mis du temps à faire coïncider mes souvenirs avec l'image de
l'écran. Dans les deux cas c'est une image un peu floue de lui, des
contours qui s'estompent dans ma mémoire et qui se pixelisent sur
l'écran.
Il a coupé ses cheveux, mais doucement je retrouvais - ou plus exactement
et plus malheureusement, je croyais retrouver - la personne que j'ai
connue.
Je sais bien que c'est court un mois.
Mais on oublie si vite, on se rattache à des bribes de souvenirs, des
instants comme des photos sépia qui s'entassent dans nos têtes vides.
Alors oui, petit à petit, tout coïncidait, c'était bien la commissure de
ses lèvres qui, paradoxalement, s'abaisse un peu quand il sourit,
c'était sa façon de regarder un point indéfini loin devant lui quand il
parle de quelque chose qu'il n'aime pas, c'était cet ensemble de petites
choses, qui ne correspondent à rien prises à part - sa chemise, la
malice dans ses yeux, sa façon de secouer la tête quand il regrette -
mais qui, toutes ensemble, le font exister.
On a fait beaucoup de tapage pour recouvrir de bruit cet immense
mensonge.
Mais inévitablement ça nous est retombé dessus, un sale poids qui vient t'écraser le cœur, alors que t'as rien demandé toi, tu continuerais bien à mimer Yasser Arafat comme une débile, t'as pas envie d'être triste et de sentir la pièce s'effacer autour de toi.
On est restés longtemps sans rien dire, à se fixer, mais on ne se fixait
pas, pas vraiment, je fixais une image de lui, et il fixait une image
de moi, mais une image, oh bordel, une image tellement ressemblante que
je voulais poser mes lèvres sur l'écran.
J'ai essayé de continuer mon jacassement et mes sourires de démentes,
mais lui, il ne disait plus rien.
C'est étrange de dire cela, et vous ne me croirez pas, mais je voyais sa gorge
se serrer, il ne disait rien et il y avait une tension dans son regard, comme s'il allait pleurer.
Sauf qu'un garçon ça pleure pas, ça serre la gorge, les dents, les fesses, les poings, tout ce que vous voulez, mais ça pleure pas, ça attend que ça passe.
Je me mordais les lèvres trop fort et je savais qu'il lisait dans mes yeux ; et lui il se passait les mains sur le
visage comme s'il se réveillait d'un long sommeil.
Comme s'il se
demandait soudainement ce qu'il faisait dans cette ville triste et
blanche alors que je n'y suis pas.
On a parlé, encore, et il a fallu attendre un bug pour arrêter la
conversation, parce que, ni l'un ni l'autre nous avions le cœur et le
courage pour cliquer sur "raccrocher".
C'était une volée de balles dans le cœur.
Le type qui a inventé skype n'a jamais connu l'absence.
Il n'a probablement non plus jamais connu l'amour sinon il aurait su que le véritable adage, ce n'est pas cette connerie d'effet papillon, de battement d'aile en un lieu qui déclenche un ouragan à l'autre pôle.
La vérité c'est que quand on aime, un battement de cil fait rater un battement de cœur à l'autre bout du monde.
à 23:45